Le conflit entre le pour et le contre,

Voilà la maladie de l'âme.

Si vous ne connaissez pas la profonde signification

Des choses, vous vous fatiguerez en vain

A pacifier votre esprit.

 

 

Je suis membre d'une famille de sept enfants, comme on le chantait en Pays Basque à la mode Dylan, durant les années flower-power rouge-blanc-vert. Notre père n'était pas forgeron comme dans la mélodie précitée, mais agriculteur, ce revient au même si l'on réfléchit bien. On comptait sept rejetons du côté de chaque parent. Sept encore dans les cahutes insalubres de la génération antérieure. A la veille du second millénaire nous formions une tribu composée de sept cent personnes, moitié labourdin, un quart navarrais et le reste américain. Du sang béarnais ou guipuscoan coulait dans nos veines. La Biscaye, sans parler de l'Alava, se situait trop loin de notre cher vascomun limes pour produire des croisements génétiques favorables. Je ne dis pas que cela ne se soit pas produit, puisque heureusement la génétique est plus ouverte à tous types de rencontres que l'esprit humain! Je dois ajouter pour terminer cette présentation que les deux tiers de cette tribu se sont mis loyalement au service de la reine Jeanne D'Albret à l'heure de la Réforme.

        Je souligne que nous formons une tribu, quand précisément le monde actuel dévalue ce terme en lui appliquant un soupçon de communautarisme à l'esprit étriqué dénoncé par les extraordinaires écrits de l'abbé Grégoire. Brisées, écervelées, plurielles, émasculées, au moins quadrilingues, pulvérisées, les tribus confirment l'évolution de notre société qui devient une communauté sans nom de critiques non fondées, d'intérêts partagés, de remarques acerbes, de désirs de globalisation. Paradoxalement, la négation et en même temps la régénération de l'idée de tribu se vérifient dans les allées des supermarchés, l'être et le non-être s'associant pour faire marcher le commerce. Nous devenons membres à part entière de la tribu des consommateurs grâce à l'acte et au pouvoir d'achat; soudain nous nous perdons dans les travées des magasins. Nous dérivons et cela constitue une grande victoire pour notre ego. Nous chargeons les chariots et une fois par semaine, nous nous plantons, indigènes que nous sommes, en file indienne devant les caisses pour payer en exhibant une carte bancaire brillante et flambant neuve. Entouré de gens qui ne s'interrogent que sur ce qu'ils mangeront à midi, privé de ses droits à l'existence normale au sein de la société, l'individu pré-post-tribal se sent étrange et fragile, écorché vif et schizophrène. Anecdotique.

        Je connaissais la femme qui tenait le rayon fromage de mon supermarché habituel. Nos relations commerciales se faisaient en langue vernaculaire et cela me plaisait. Un jour, je patientais en face de son étalage, une main posée sur la vitrine, l'autre tenant le panier; parfait. Tandis que la vendeuse vaquait à ranger ses étaux, je pressentis pourtant l'imminence de la chute. C'était trop beau pour être vrai. Je m'évertuais à attirer son attention pour lui commander de son meilleur fromage. Vainement. Un homme déboula et se figea devant moi qui ouvrais la bouche pour héler la serveuse; je le regardais médusée: il s'exprimait en un français limpide et fluide. La vendeuse qui avait suivi mon manège pour tenter de revendiquer mes privilèges de cliente, avant de servir le bonhomme, me dit en plissant ses lèvres en cœur:

        — Attends un peu, j'ai du monde là...

        J'étais vexée d'avoir été dépossédée de mes prérogatives de consommatrice, puisque j'étais seule devant le rayon avant l'arrivée du type chic. Après mille courbettes et maints sourires, elle se libéra de l'emprise séductrice de l'acheteur class. Je pris du fromage, marque habituelle, baissant la tête, silencieuse et muette, à me demander si je n'étais pas moi aussi une personne. Il suffisait alors de s'exprimer en agitant l'article 2 pour passer devant tout le monde? Je partis sans saluer celle avec qui j'avais pourtant été à l'école dans mon jeune âge. Et puis merde. Il fallait rester digne et essayer de se respecter un peu. Mais le ver du doute grignotait mon esprit: je me disais que j'avais bien besoin d'une psychanalyse afin d'alléger ma peine. Je me sentais fautive et responsable de mon animalité bête, bestiale et abêtissante. Tout cela parce que je parlais en basque? Puis je franchis le pas: j'étais une victime et cette sensation volontairement inguérissable me permettait de continuer à exister en tant qu'être humain. Une illusion salvatrice. Au bout d'un moment, alors que j'hésitais entre une bouteille de whisky ou un demi de vodka pour griller ma sale gueule insupportable -je n'étais pas indigène pour rien- je pensais que la femme aux frisettes jaunâtres qui désirait briller devant ce monsieur avait aussi honte que moi de son identité et m'utilisait comme faire-valoir et contre-exemple pour prouver et se prouver qu'elle avait réussi à s'extirper de la fange archaïque du naufrage collectif.

        Je ne regrette pas la période où nous formions une communauté rurale de sauvageons sans contact avec le monde extérieur. J'aime à me souvenir que nous allions chercher les brebis, les traire et faire des fromages avec maman; cela m'aide, par exemple, à relativiser l'incident du supermarché. Dans la plus part des fermes, les enfants s'occupaient des ovins: nous les emmenions aux champs avant d'aller à l'école, puis au retour nous allions les chercher en vélo à Pimbo pour les guider jusqu'à la nouvelle bergerie construite à la va-vite en béton armé et couverte d'un toit d'éveritt. Parfois, quand le temps était clément, une petite soeur ou un petit frère nous accompagnait. Au pied de la colline nous nous époumonions en megno gno gno gno criards et nous observions ces jambes courtes et faiblardes encore qui traçaient leur chemin dans l'espace. Clopin-clopant, marmonnant, claudicant et ravalant leurs larmes, ils demandaient: on arrive quand? On ne leur répondait pas. Les soirs d'hiver pluvieux, nous nous sentions émus de revenir avec les brebis sans que rien ne gêne l'avancée des troupeaux qui avaient alors une odeur aigre et spécifique que je n'arrive pas à oublier. La pluie, la boue, le froid et la sueur se mélangeaient sous la laine des pauvres bêtes et annonçaient les ténèbres. A chaque bêlement clair, l'haleine se condensait bruine, hors de leur museau.

        Au fil des ans, nous sommes devenus des bergers rusés; nous envoyions un chien à moitié sauvage assembler et chasser les moutons. Nous les appelions du bas de la colline, et après un long moment, les brebis descendaient l'une derrière l'autre, à la queue leu, répondant à nos cris et effrayées par ce psychopathe de chien décharné. En attendant nous nous asseyions sur les renflements de terre à étudier l'histoire, à marmotter le très fameux «nos ancêtres les gaulois...» à sentir les effets à retardement de la troisième glaciation anesthésier nos postérieurs. Bien sûr, nul n'avait jamais vu de bergers de quatrième dimension tels que nous, garder les moutons une radio ou un livre à la main. Les voisins plus compétents et plus conscients du qu'en dira-t-on qui ravageait nos campagnes, se moquaient de nous. Avec raison. Surtout par rapport à l'avenir. Je ferme les yeux, maintenant que ce futur cauchemardesque est devenu présent rongé par le cataclysme.

        Je vois les brebis cheminer en rang serrés, entraver le passage des automobiles et pénétrer en courant et se bousculant dans les prés ouverts de ces voisins moqueurs pour se rassasier d'herbe, ou s'engouffrer dans les bergeries du quartier pour avaler le foin sec qui pendait à foison le long des mangeoires en bois bouffé par les termites. Nous redoublions d'efforts pour sortir les moutons paternels, maigres et squelettiques, de ces endroits interdits avant que les propriétaires des lieux ne se rendent compte de leur présence. La plupart des vieux du quartier ayant quitté ce monde, je ne crains plus de représailles: je peux avouer aujourd'hui que nous gardions nos animaux plus souvent sur les terres des voisins que sur les nôtres, tandis que nous passions le temps à courir, à jouer, à écrire, à lire ou à rêvasser au bord de la rivière. Nous étions des bergers de mauvaise réputation, qui manquions d'autorité avec les brebis tout autant qu'avec les gens qui nous entouraient. Pierre le patron de Tountounateguia, après la messe dominicale se plaignait à papa de ce que ses pâturages souffraient des incursions abusives de nos brebis. Il faut dire qu'à l'heure de l'Angélus chacun des sept enfants avait pris sa part de sermon hurlé par le chef de famille.

        Avant de nous atteler à nos devoirs nous courions traire les brebis; l'un contrôlant la barrière les maintenait captives dans la cour, l'autre les tenait par la laine, immobiles, alors que deux autres accroupis par terre serrant le kotxua entre les jambes travaillaient sur un rythme entrecoupé de chrrrist-chrrrists mélodiques. Nos doigts se durcissaient à force de glisser sur les pis humides mais le son du choc du filet de lait, écumeux, chaud, sale de crottes qui s'écrasait sur les parois du seau en métal était si magnifique qu'il nous faisait oublier la fatigue! Les brebis lançaient de violents coups de pattes arrière et renversaient les pots des trayeurs téméraires. Venir et revenir cent fois à la charge, la traite était une impitoyable école de la patience. Nous pouvions prouver à tout instant que non contents d'être attirés par les pacages plantureux des voisins, nos moutons ainsi que le disait maman, souffraient de complète neurasthénie.

        Je ne sais pas comment se comportent les races actuelles; dès qu'elles hument les relents fumants des aliments pré-conditionnés, elles se placent parait-il, dociles dans les stalles. J'ai ouï-dire que grâce aux techniques d'amélioration génétique, les brebis manex à têtes noires traînent des pis immenses et que dorénavant on peut les traire à la machine. Le progrès évidemment ne vaut que s'il est partagé par tous. Dit-on. Nous avons évolué de la même façon que les brebis de ce siècle, productifs, déductifs et inductifs. Apeurés par l'idée même de la solitude ou du déshonneur, nous nous rendons au boulot, au supermarché, aux réunions, au dodo en troupeaux, sans nous préoccuper de construire pour nous-même une pensée libre et originale. A chaque crise qui nous brise, nous fuyons la tentation de tout envoyer balader et de recommencer à zéro. La foi, l'ambition ou le morceau de fromage que nous avalons en rentrant à la maison au milieu de la nuit nous permettent d'accepter les conséquences spirituelles de cette lobotomisation.

        Je n'ai pas non plus la nostalgie de la «force sauvage et tribale» des anciens. Au contraire. La violence est en nous, elle nous vampirise, elle met nos relations sous contrôle, nos verbes en deviennent muets, elle court-circuite les débats au moment où notre production idéologique tourne à vide. Si l'on veut s'en sortir il faut être dur envers les faibles et doux envers les puissants. Dénoncer avec véhémence les mous, les tièdes, les traîtres ou les mécréants. Choisir son camp. Ne pas évider sa langue. Pourquoi nier cette violence qui n'a rien à voir avec la sauvagerie primitive où l'ennemi était quand même considéré comme un humain? Dans une situation qui justifie l'assassinat, l'humiliation, la mutilation, l'exclusion, l'exploitation de l'homme par l'homme, la mémoire forme une réserve de compassion d'où peut jaillir la lumière; je garde les yeux grands ouverts et je sens monter en moi, conjugué à mon envie de désert, le souvenir de l'enfant rêveuse que j'étais. Aux frontières de cet état mental, voir un troupeau paître l'herbe grasse qui pousse le long de la route me suffit à retrouver un peu de paix; les brebis blanches tachètent le vert des pâturages et sous mes yeux ébahis, se fondent dans un horizon couleur cobalt, à la fois lointain et désirable. Limites de la liberté. Liberté des limites. Annonce d'un avenir possible et menacé.

        Il se trouve que sous prétexte de terminer une pellicule, je photographie toujours ou presque toujours, des brebis, des troupeaux, des bergers. Cela mériterait une analyse lacanienne détaillée. Mais après tout, nous avons la famille que nous méritons! Ainsi, quand je tourne les pages des albums photos, je revois les images d'un passé fugace: les veilles de jours de pluie les moutons forment des cercles parfaits ou bien s'éparpillent à la surface de la terre quand le ciel devient rose, des frêles agneaux bêlent et gigotent encore luisants de matières matricielles aux pieds de mères solitaires tandis que les béliers têtus baissent la tête et grattent le sol, juste avant de charger les intrus. A l'étude de cette obsession photographique, un esprit plus éclairé que le mien noterait la présence dans mon esprit maladif d'un penchant morbide au sacrifice, un brin biblique, un brin Goethique, et peut-être des problèmes... plus graves, mais laissons tomber.

        Lorsque je voyage vers les déserts chauds de ce sud venteux, j'admire la proximité émue et immatérielle d'un berger qui porte en bandoulière un sac de sel, appelle un chien jappant à ses côtés et surveille du regard cinq à six cent brebis en tenant un bâton en main. Face à ce spectacle, je ne sais pas apprécier les supers productions hollywoodiennes. Ainsi je n'ai toujours pas compris pourquoi il faut sauver le soldat Ryan!

        Je le saurais un jour.

 

© Itxaro Borda