Si vous rencontrez en chemin un homme

Qui sait, ne dites pas un mot,

—Ne gardez pas le silence.

 

 

J'avais décidé d'y aller. A la fin de la troisième réunion de la semaine, j'étais épuisée mais je voulais entendre le nouveau professeur nommé en début d'année scolaire à l'université de la Ville, Joanes Kokinos, exposer la théorie linguistique qui lui avait valu la gloire à trente deux ans et qui avait balayée toutes les théories en vogue concernant les origines de la langue basque. L'association culturelle «Restons Nous» organisait la soirée et invitait les auditeurs-spectateurs à s'asseoir dans la salle de cinéma inaugurée il y avait quelques semaines en plein midi par le maire de la commune, sans grande conviction et par le préfet affamé, plutôt pressé d'aller visiter une ferme auberge qui produisait en grande quantité du fromage avec ses belles brebis lacaunes.

        Quand j'entrai, seule et cherchant quelque connaissance du regard, je remarquais que déjà la salle était pleine. Je m'affalais sur un fauteuil et fermant les yeux, me laissais bercer par le brouhaha de voix, de petits cris et de rires qui firent tressaillir mon cerveau engourdi par le manque de sommeil. Je songeais à la carrière de Joanes, qui n'était pas un méchant bonhomme: nous étions ensemble à la maternelle, mais nos chemins s'étaient séparés assez rapidement, puisqu'en échange de quatre poulets gras offert par sa mère à l'institutrice il avait sauté les trois dernières classes du primaire. En été il suivait des cours particuliers à domicile tandis que mes frères et moi passions nos après-midi devant une paire de boeufs attelés, soufflant, pouffant et bavant dans notre dos, sans cesse attaqués par des mouches noires, bleues et rouges. Ou alors, à garder nos brebis maigres comme des arbalètes médiévales grossièrement bricolées. C'est là que se creusa le fossé qui faisait qu'aujourd'hui j'étais dans le public et lui, Joanes Kokinos diplômé, marié et bientôt grand-père, à la tribune, s'apprêtant à présenter en langue vernaculaire le fruit de ses investigations en linguistique inversée comparée.

        J'en étais encore au souvenir du bourdonnement sourd des guêpes volant en escadrille dans le ciel en feu, quand le silence se fit. Je vis entrer Joanes, costume trois pièces pied-de-poule et cravate, précédé par un organisateur en t-shirt qui arborait avec fierté une phrase de Victor Hugo «Ici ce n'est ni la France, ni l'Espagne». Je sentis que le moment était important pour l'organisateur. Il était aussi concentré que s'il allait annoncer la transformation imminente du département basque et son intégration dans l'ensemble formé par ce nouvel état que l'on appellerait Euskadi.

        — Je ne présenterai pas Joanes. Pardon, bonsoir tout d'abord... Permettez-moi de saluer notre invité qui vient nous faire part de ses découvertes et faire honneur à notre association dont le but est de mieux connaître notre histoire basque, le passé préfigurant l'avenir, et non l'inverse comme on l'entend dire parfois, un avenir sombre il est vrai, si nous ne prenons pas la responsabilité collective de mener ce pays à être ce qu'il doit: une nation dans le concert des nations du monde. Je laisse la parole à Joanes.

        Joanes Kokinos s'installa tranquillement à la tribune, posant ses documents à sa gauche, sa montre et son portable devant lui et la bouteille d'eau à sa droite. Il tapota le micro. Il se racla la gorge et sourit au public. Il adressa un salut tendre et un peu voyant à Monica, que tout le monde prenait pour sa femme, mais qui était sa collaboratrice et qui servait aussi de secrétaire au député et de responsable de communication à un conseiller général que je ne nommerai pas. Il sortit une carte, prit un crayon laser puis commença:

        — Sur l'île de Lakonyx nous avons trouvé un papyrus datant de trois mille ans avant la chute de l'empire de Minos. C'est un document primordial pour apprendre d'où vient cette langue qui définit l'être et le néant basque, ainsi que son espace sur terre et tout le tissu relationnel actif et passif exprimé par notre verbe. Regardez, dit-il en pointant la tâche rouge sur un lieu difficile à déterminer de loin:

        — Vous avez là une copie agrandie du papyrus que nous avons, moi-même et mon équipe arraché aux entrailles de la grotte de l'ignorance ténébreuse. D'après ce passage en linéaire K que je suis seul à pouvoir déchiffrer, nous trouvons la signification du mot basque et des variantes de la racine wasq-, eusk-, gasc- ou vasc-. J'ai eu du mal à le croire. Mais voilà: le mot basque tient son origine de ce vocable grec archaïque signifiant jeteur de sort, calomniateur. Tout un programme n'est-ce pas? déclara-t-il en riant aux éclats et se grattant l'entrejambe, satisfait. Ce mot a donné en latin, puis en français un adjectif qui nous qualifie parfaitement: fascinant...

        En effet c'était le mot le plus utilisé pour décrire le peuple basque depuis l'apparition de l'écriture: fascinant à la lumière, fascinant à l'ombre, fascinant toujours. Joanes commençait à me convaincre et je dois avouer que cela me plaisait d'être, d'une certaine façon en lien historique avec la culture grecque des Phéaciens, de l'huile d'olive douce, des plages de galets et des vieilles pierres. Mon esprit vagabondait sur le mont Cithéron, tandis que Joanes expliquait avec une rage qui ne seyait pas à un universitaire de sa trempe que les baskanos peuplaient l'île de Lakonyx située au large de l'Attique actuelle jusqu'à l'arrivée des conquérants achaïens dirigés par un quarteron de généreux généraux portant des noms qui deviendraient célèbres quelques décennies plus tard après la prise et le saccage de la ville de Troie: Achille, Ajax, Ulysse, Agamemnon et le blond Ménélas... Les baskanos tombèrent dans une colère noire. Ils quittèrent l'île, nomadisèrent le long de l'Adriatique et de la Méditerranée puis s'installèrent dans un pays où il pleuvait tellement qu'ils pensaient être en sûreté pour des siècles et des siècles. Amen.

        Les baskanos, soulignait Joanes en tripotant sa montre, un air de vengeance carbonisant ses pupilles, n'ont jamais pardonné aux achaïens cette éviction intempestive. En déboulant dans nos vallées incultes, verdoyantes de frondaisons malsaines et sauvages, où on entendait les chiens aboyer, les loups hurler et les moutons bêler, nos ancêtres décidèrent, et c'est cela que rapporte le document que nous avons découvert à Lakonyx, de mettre au point une langue inverse à la langue grecque archaïque tout en conservant et transformant quelques termes qui pouvaient être bien utiles pour s'immiscer dans la réalité immédiate. D'abord, calomniateurs et envieux comme ils étaient, les baskanos disaient bredouiller et bégayer grekatu, ce qui signifie toujours imiter un locuteur grec parlant sept verres d'ouzo dans l'estomac. Puis, imbibés de croyances et de rituels magiques ils ont transformé le mot oneiro «rêve» en niro «je peux», symptomatique de la voie que nous basques, traçons du rêve à la réalité, en rendant réels et en imposant à la majorité apathique nos rêves les plus fous. Enfin, pour dire que l'ensemble de la société protège l'individu nous avons conservé en particulier dans le petit dialecte souletin de la plus petite province de notre petit Pays le mot ainsi que le nom d'un instrument qui servait à nos ancêtres à se défendre contre leurs ennemis, le makila qui se décompose en «combat» et «clou», donnant «bâton de combat à clous». Il est vrai que, question armement nous sommes actuellement passé à un stade plus évolué.

        Le public était aux anges. Joanes anticipait la réponse à toutes ses questions. Affable et souriant, il sortit soudain de la poche intérieure de sa veste un objet brillant qui pendouillait au bout d'un triangle en tissu rouge et se mit à manipuler négligemment la médaille de la légion d'honneur que le ministre de la culture lui avait remise en personne, lors de sa tournée électorale, dans les locaux du musée basque. Il fixa d'un oeil dur une vieille dame en manteau de fourrure au premier rang qui cessa sur le champ de gesticuler dans son fauteuil. Il poursuivit:

        — Je garde le meilleur pour la fin. Vous savez comme moi, qu'il y a depuis un siècle une bataille, idéologique à mon avis, entre linguistes, pour déterminer les origines de la langue basque; pour certains notre idiome est unique au monde, surtout pas indo-européen, ou bien à la source de l'indo-européen comme tente de le démontrer Joanes Porphyra dans sa formidable thèse; pour d'autres elle ferait partie d'un ensemble délirant et disparate, une sorte d'orphelinat de langues sans famille où se retrouvent le finnois, le bourachaski, le tchétchène, un dialecte chinois des bords de l'Amour et le na-déné des indiens navajos. Au diable les travaux de Shapir, de Trakl ou de Rulhen!

        Une vague d'admiration souleva le public qui ne connaissait pas ces noms mais savait que ce n'étaient pas ceux de vulgaires joueurs de l'Athletic ou de la Réal, encore moins des personnages maléfiques de Goenkale, la populaire série télévisée. Je m'étirais les jambes et eu envie d'une cigarette. Joanes reprit son souffle, arrangea sa coiffure et fit sonner nerveusement son portable.

        — La langue est la photo d'une société, d'une histoire collective, d'une envie commune de réussir le grand saut dans l'avenir. Il y a donc la réalité. On en tire une photo. On peut la prendre au naturel ou en utilisant des filtres. On peut par la suite développer ces vues ou bien les préserver précieusement pour soi-même sous forme de négatif. Le négatif est une image inversée de la réalité, qui attend la révélation. Vous me suivez? Il se tu un instant. Puis observant avec une admiration non feinte, ses mains osseuses et volubiles qui expliquaient l'inexplicable, il poursuivit: le basque des anciens baskanos est du linéaire K de consonance grecque inversée par pure vengeance et volonté de dénigrement d'une réalité douloureuse. Je n'ai qu'un ensemble de trois mots pour étayer la véracité et la justesse de ma théorie, mais cela me parait largement suffisant: eau en grec se traduit par le phonème idor «sec» en basque. L'exemple d'inversion suivant sera plus convaincant: homme en grec devient andrea «femme» en basque et le mot gi-zon conserve la racine femme en grec. Nous savons que ce qui est rare est précieux, en linguistique comme en agriculture. Voilà, tout simplement, la vérité sur nos origines.

        Boire ces paroles à la source permettait de se rassurer quand à la légitimité temporelle de notre identité multiséculaire en tant que peuple original, rare, précieux, fascinant. Le public applaudissait debout. La dame en manteau de fourrure lança un bouquet de fleurs à Joanes et celles qui paraissaient être ses étudiantes s'agglutinèrent autour de lui en cherchant à attirer son attention par des regards langoureux, des caresses appuyées ou des paroles séduisantes. Le spécialiste basque de la linguistique inversée semblait heureux. Je me demandais si je devais aller saluer celui avec qui j'avais débuté ma scolarité en maternelle. J'étais trop fatiguée. J'avais une réunion le lendemain. Je devais suivre méandres par méandres la Route du Fromage. De toute façon le basque allait disparaître et ces démonstrations de savants fous me paraissaient être des gargouillis et des vocalises, brillantes certes, mais qui accompagnaient le rythme glacial et mélodique du chant du cygne. Je sortis de la pièce. J'allumais une clope. Je pensais à la douceur du regard de l'homme de ma vie qui venait encore de me quitter.

        Je sentais la fin. J'avais faim.

 

© Itxaro Borda