S'en éloigne-t-on de l'épaisseur d'un cheveu,

C'est comme un gouffre profond

Qui sépare le ciel et la terre.

Si vous désirer la trouver

Ne soyez ni pour ni contre

Rien.

 

 

J'ai eu d'hénaurmes difficultés à écrire la phrase qui ouvre ce roman, je voulais placer sous la tutelle de la tradition universelle. Pour la première fois, cher lecteur, cela s'ajoutant à mes interrogations (futiles) concernant l'amour (futile) j'ai dû faire face à de vrais problèmes littéraires (futiles). J'ai hésité. Sur la route entre Méharin et Garris, je me disais que si j'avais osé, j'aurais pu répéter les mots de Tom Woolf pris dans son livre sur Marilyn. Ma vision des choses en aurait été changée de façon flamboyante: «Avant que la journée du 5 août 1962 ne se lève, un vent provenant du désert de Mojave balayait la vallée de Los Angeles, en secouant les sommets des eucalyptus qui protégeaient la maison de Marilyn Monroe à Brentwood. Dans la nuit, on entendit chanter la vieille pendule offerte par le poète Carl Sandburg. Le vent transportait aussi d'autres bruits, d'un tout autre genre: des cris et des bruits de bris de vitres. Les voisins répétaient les cris hystériques d'une femme: «assassins! assassins! voilà, vous êtes contents, elle est morte!» Cette introduction tendue me plaisait puisque après les épisodes axulariens et proustiens, elle mettrait mon travail, souvent taxé de faiblesse et toujours démuni de vraies références, dans la lignée des paillettes et des strass hollywoodiens. Il faut bien trouver une porte de sortie, non?

        Paradoxalement, Marilyn et Hollywood entraînent mon esprit à la suite de ces troupeaux de brebis que je gardais dans mon enfance sur les pâturages pentus, humides de rosée matinales. De sentiers en sentiers je me souviens, voilà que maintenant j'imite Perec, l'écrivain, pas la championne olympique du 400 mètres, je me souviens donc qu'au sommet de Bordakaskoa, j'écoutais Eve Ruggieri narrer en gloussant sur les ondes, le mystère du «suicide» de Marilyn Monroe habillée de robes de couleur pourpre. Relisant aujourd'hui la dépêche de l'associated press de l'époque, la voix radiophonique traînante et les bêlements de brebis en fond sonore, je revois en quelques instants se dérouler le papyrus de la vie d'une femme «naufragée» comme ma langue: «La blonde Marilyn Monroe, image de la vie frénétique de Hollywood est morte tragiquement dimande dernier. Elle fut découverte étendue sur son lit, nue. Le suicide semble être la cause de son décès. La star, en dépression depuis quelque temps, tenait en ses mains le combiné téléphonique. A ses côtés, des tubes de somnifères, vides». La brièveté de ce communiqué me touchait profondément et je retrouvais les éléments nécessaires pour assurer une mort médiatique: le téléphone, le lexomil et un avant-goût de chroniques nécrologiques de l'hebdomadaire Herria.

        A cause des brebis, en dépit de la voix d'Eve Ruggieri, et finalement de mon point de vue, grâce à la lâcheté congénitale à m'administrer dignement le trépas, le personnage de Norma Jean venait titiller mon cerveau alors que je revenais de diverses réunions nocturnes. Même Emile Zola, qui n'avait pas froid aux yeux, n'aurait pas imaginé un scénario aussi tragique que celui de la vie de Marilyn: abandonnée dès l'enfance, on lui interdisait d'appeler «maman» sa mère, violée à neuf ans par l'acteur Murray Kiel, baladée d'orphelinats en orphelinats, épouse abusée de Di Maggy et d'Arthur Miller, amante déchirée entre les frères Kennedy, donc sous le contrôle permanent de la CIA et du KGB. Comparés à Marilyn, malgré la rudesse des Thénardier, la misérable Cosette et les Rougon-Maquard si marqués par les déterminismes comportementaux naturalistes vivaient relativement bien. Sans parler de Sartre, de sa maman, de Simone et de son amant. Pour que le tableau soit complet je dois dire également en soulignant que mon oeuvre en cours n'a aucun caractère pleurard, que nous ne vivions pas mal non plus, même si nos brebis s'échappaient dans les prés plus plantureux des voisins.

        La voix lancinante d'Eve Ruggieri résonnait encore dans ma tête et je sentais à chaque virage de la Route du Fromage, la présence imminente des services secrets, menace informe qui planait sur moi. La musique industrielle de Massive Attack sur la K7 emplissait les ténèbres et amplifiait mon angoisse. Pour me détendre je tentais de ressasser la chronologie des évènements de la dernière nuit de Marilyn Monroe: trois hommes s'approchent de sa maison, l'enquête prouva que l'un des trois était Bob. Qui était les deux autres? Qui pouvaient-ils être en pleine guerre froide? La difficulté de penser et la force écrasante des mélodies métalliques suscitaient en moi une peur verte. Soudain, j'avais besoin de parler à quelqu'un.

        J'avais passé trop de temps dans ma vie à attendre dans les gares et les trains de grandes lignes, à me goinfrer de romans noirs et d'opuscules de science-fiction. Quand je conduisais de pénombre en pénombre ma raison chavirait et j'espérais rencontrer un de ces extraterrestres mille fois aperçus dans des films produits à Hollywood et au fil des pages de livres achetés en passant: sauvetage demandé en urgence sur la terre. Mais je pense que la perspective, même littéraire, de me retrouver face à face avec un agent des service secrets armé jusqu'aux molaires me pétrifierait. Je savais, d'après ce que me racontaient les collègues militants que les téléphones et les allées-et-venues de tous les abertzale étaient étroitement contrôlés, notés, analysés et disséqués, hormis les miens bien sûr qui n'avaient aucun intérêt subversif, puisque je n'étais abertzale pour personne. Mes compagnons ajoutaient d'un sourire sournois qui en disait long sur la nature de la lutte entre l'Etat et les nationalistes, que si nous perdions la mémoire, les agents de l'ombre qui amassent inlassablement des données les concernant pourraient leur rappeler les lieux où ils ont été, avec qui, comment, pourquoi.

        Mais un basque ne perd jamais cette mémoire qui nourrit en lui une paranoïa vitaliste de l'existence. Une paranoïa voisine de celle de l'Oppresseur. Justement, j'en voulais à l'Etat de ne pas me mettre sous surveillance comme mes camarades du mouvement puisque cela aurait pour résultat de transformer ma schizophrénie individuelle en paranoïa collective, en gros d'effacer mes phobies fictives de looser et de les changer en actes héroïques dignes d'être admirés. Faute de bienveillance, au péril de mon infime sens de l'intimité, je m'interrogeais à la tombée de la nuit, sur la nature de cette «protection» muette. Les militants qui dénigraient cette chape sociopolitique immonde ne comprenaient pas qu'elle nous obligeait à rester nomades, à tisser des liens avec d'autres mondes, à exister, automates psychotiques dans l'espace où les notions de victoires ou de défaites sont caduques, loin de toute habitation, loin de tout amour, loin de tout, perdus comme jadis, lorsque nous allions en claquant des galoches derrière des brebis apathiques. Une certaine chance, pas vrai?

        J'appris par la radio grésillante allumée dès mon arrivée dans l'appartement que la Dolly dodue fabriquée dans un laboratoire écossais venait de décéder. La nouvelle associée à la tension du voyage me remplit d'effroi: quel fil invisible rattachait le destin de la Dolly clonée à celui de la Marilyn mal-aimée? Jusqu'à quel point leurs chemins étaient-ils distincts? La mort frappait-elle tous les êtres qui ne semblaient pas naturels? S'il en était ainsi pourquoi continuais-je à respirer? Etait-ce le signe de la malédiction divine? Il y avait donc un Dieu? La peine exprimée par le père biologique de Dolly me secouait. Je replaçais ce produit du génie génétique dans le contexte de la tradition ancestrale de zoophilie ovine. Je portais à ma bouche, doucement, le fromage qui me basquisait et me mettait en réseau dans le désordre avec le passé, le présent et le futur. Face aux forces tenaces et impudiques de l'ombre, je tentais de sauver l'honneur de Norma Jean, en notant pour moi-même que ses bras, ses seins, sa poitrine, ses lèvres, son bas-ventre, ses cuisses, ses fesses et ses mollets ne furent jamais silic(l)onnés.

        Tu penses cher lecteur que je m'égare en sautant du coq à l'âne, mais tu te trompes: mes verbes saignent et le moindre léger vent chaud découvre mes plaies ouvertes à fleur de peau, qui ne parviennent pas à cicatriser. L'angoisse me tient et puis me lâche et je tombe à terre telle une poupée privée de colonne vertébrale. Ce soir-là, comme d'habitude, je me plantais devant le miroir de la salle de bain, dégoûtée par l'image qui apparaissait sur la vitre et qui semblait me dire «crève!». Dans le silence noir et triste, je zoovaquais: pourquoi les chercheurs de l'institut Roslin n'ont pas cloné une belle bovine laitière? Si nous avions été des hindouistes adeptes de la métempsychose nous aurions sans doute recréé un magnifique boeuf gras apte à être sacrifié lors d'un de nos holocaustes épisodiques? Mais nous étions des humains éduqués dans une logique judéo-chrétienne de haine des périodes de vaches maigres et d'amour inconsidéré envers la race ovine: chaque fidèle était pour l'Eglise, un agneau fragile et bêlant, dont le troupeau assurait la permanence de la foi sous la direction d'un berger attitré, avec ses martyrs, ses délires et ses rires bienheureux. Dolly, Marilyn ou Itziar: le monde renouvelait le geste d'Abraham qui offrit un mouton de réforme à Dieu, en lieu et place de son fils Isaak, sur un autel érigé en plein terrain vague dénommé Les Buissons Ardents. Je priais Abraham, et tandis que le journaliste de la radio annonçait que la technique du clonage allait s'appliquer bientôt aux humains, je me couchais en sifflant «Clonez Claudia Schiffer, mais de grâce, pas Chevènement!»

        Le lapsus tempo de trois heures quatorze du matin me réveilla en un sursaut. J'avais laissé la fenêtre ouverte et un léger vent chaud pénétrait dans mon logis. La peur me reprit: au bas de la maison, j'entendis des pleurs d'enfants qui montaient de loin, des échos assourdissants et des claquements de talons nerveux dans l'escalier. Ils venaient. Je ne pouvais plus m'échapper. Je cherchais mon souffle. Je criais ton nom et seul le silence me répondait. Impuissante, je le serais encore face à l'horreur. Combien étaient-ils? Quatre? Un? Trois? Cinq?Sept?

        (Cy) clone mental.

 

© Itxaro Borda