La grande voie n'a rien de difficile,

Mais il faut éviter de choisir!

Soyez libéré de la haine et de l'amour:

Elle apparaîtra alors dans toute sa clarté!

 

 

Longtemps je me suis couchée tard, contrairement à Marcel, pauvre asthmatique tellement, tellement, oui tellement attendrissant! Voilà que la magie d'une phrase place mon roman naissant sous l'égide d'une tradition littéraire réputée, universelle et confirmée. Longtemps, dis-je, je me suis couchée tard au retour de réunions barbantes, souvent violentes. Je remarque au passage que certains qui m'entourent manoeuvrent habilement: ils clament haut et fort pour être entendus de tous qu'il faut absolument être présent à la dite assemblée, puis font mine d'oublier d'y aller; mais il existe toujours de rares faux jetons ou des espions à la solde d'occultes forces adverses qui s'y rendent sans avertir: ils lancent la pierre qui écrabouille le moineau, puis cachent la main coupable. A dire vrai je n'ai jamais eu le don de répondre négativement ces propositions limitantes, pardon militantes, et je suis devenue membre d'associations, véritables sacs à poux relationnels, comme emportée par le fleuve telle une brindille détachée par le vent de la branche d'un chêne millénaire.

        Je dois avouer que ces voyages nocturnes n'étaient pas forcément désagréables: nous vivions des moments de grande tension. Souvent les mots échangés sur des parkings blafards, abandonnés et anonymes rafraîchissaient nos esprits échauffés telle une pluie glacée. Des averses continuelles, loin de toutes métaphores, martelaient les abords du long trajet sinueux qui allait de la maison à l'endroit prévu pour la réunion. Les intempéries naturelles provoquaient moins de dégâts que les tempêtes humaines que par docilité idéologique, nous subissions. Nous en perdions le sommeil et nous nous interrogions: comment tenir? Le suicide était-il annoncé, pathétique, homéopathique, planifié? Rayez la mention inutile. Le goût aigre du fromage qui persistait au fond de la bouche, irrémédiable, préfigurait la réponse à ces questions existentielles.

        J'étais devenue maniaque et fétichiste; avant de rejoindre mon lit froid, humide et vide j'avais pris l'habitude d'avaler une fine tranche de fromage de brebis que je pulvérisais entre mes doigts engourdis par le dégoût de vivre. Le pain dur craquait sous les dents. Je bouffais du fromage à n'importe quelle heure de la nuit. En revenant de nulle part. A chaque fois, le miracle de la pacification psychologique s'accomplissait. Hébétée j'étais. Un peu bête aussi. Le bout de fromage semblait récompenser les efforts produits pour rester calme durant la réunion. Lecteur, tu comprendras aisément que la pâte blanche et âcre agissait sur moi comme une promesse de ciel éternel pour un simple chrétien, au prix de maintes douleurs et maintes épreuves terrestres. Une sorte d'espoir. Une frontière, un but, un lointain objectif subjectif et par bonheur inaccessible, dans l'immédiat. Une compétition saintement saine et vice-versa. Rien qu'à y penser, celui qui subissait les restructurations idéologiques impitoyables se sentait enfin soutenu et renforcé. Le symbole de la récompense céleste ou fromagère pouvait aussi se lire autrement, avec un sens plus animal: une poignée d'avoine qui motive l'âne. Cette perspective dévalorisait «mes» réunions qui tout en étant généralement bestiales, appartenaient quand même au genre humain. Mais, braillant dans le noir, je me consolais en me disant que les ânes restaient des animaux très attachants. A mon goût.

        En respirant cette relaxante poussière immaculée, je devenais basque jusqu'au bout de mes cellules mononucléaires. Je savais que l'emprise du fromage sur mon esprit reposait sur une base socioculturelle très puissante. Intérieure. Extérieure. Nous étions des produits pastoraux ambulants, baignant dans une superbe culture ancestrale. Eclairées par les phares de ma voiture je voyais ainsi s'étaler sur les murs sales, des affiches géantes et multicolores qui montraient que telle marque de fromage, si on en mangeait, nous rendait 100 % Basque autant de fois que nous le voulions. Une autre société achetait des espaces publicitaires bien visibles pour louer un fromage Basque de caractère, un aliment à l'image de ce que les basques sont, méfiants, brutaux mais choyés par terre-mère. Ces derniers mois une publicité souriante rouge-blanc-vert vantait l'arrivée sur le marché d'un fromage Qui Parle Basque à faire chanter nos molécules en une véritable taraka-taraka langue. La nuit questionnait la nuit: comment se déclinait la composition biologique de ces fromages aux incroyables vertus revigorantes et excitantes? Etaient-ils conformes aux normes d'hygiène européennes? Qu'en disait l'article 2 de la Constitution Française, si loquace par ailleurs, pour toutes ces langues ne faisant pas partie du très select patrimoine de la République? En ces temps de négation et de renégation de toute basquitude, les ultimes stigmates de notre identité se dissimulaient dans la clandestinité des fissures déchirant les boules fromages qui encombraient les marchés.

        Le fromage signait la vitalité de notre culture, toujours menacée par une paire d'ennemis, nommée depuis belle lurette. Ami lecteur, tu as dû te rendre compte que prononcer le vocable basque engendre deux types de réactions contradictoires, complémentaires dans un sens: d'abord, un rire moqueur, hautain, signifiant la honte à ceux dont la peau colle de trop près à la glèbe; puis, une colère franche qui permet de dénoncer, avec fermeté et sans ambiguïté, les actes incompréhensibles d'un groupuscule sectaire dont les origines sont aussi obscures que celle des basques, son égoïsme, son étroitesse d'esprit, son manque de jugement, son aveuglement manipulateur et son archaïsme intellectuel. Entre les deux stéréotypes chacun tire les marrons du feu: l'apathie populaire s'ajoute à la violence minoritaire pour donner un caractère incomparable à ce Pays. Nos difficultés à vivre nos rêves d'individus anonymes sur cette planète s'atténuent, tandis que nous acceptons faute de mieux, de nous conformer au stéréotype: excellent sauvage, style berger ou magnifique méchant, genre terroriste hautement qualifié. Mais, par docilité ou bien par méfiance envers la pensée dominante, nous hésitons toujours entre l'acceptation d'une lourde punition pour des méfaits justifiés par l'idéologie nationaliste et le désir d'oubli d'un savoir en totale perdition, désormais inopérant. Le fromage jouait-il le rôle de bouée de sauvetage?

        Ce produit de consommation courante nourrissait le coeur du «problème basque» dont tout le monde parlait. Les journalistes en aparté, demandaient aux dirigeants nationalistes tapis dans l'obscurité d'un bar du Petit Bayonne, quel était le fond du «problème», le «problème» au fond. Le patriote rétorquait, un sourire narquois barrant son visage:

        — Le problème des basques, c'est vous, et le journaliste blême à son tour songeait:

        — Le problème ici ce sont les basques... Le dialogue de sourd ne s'achevait jamais, sauf à aborder le sujet global de la production de fromage de brebis qui laissait entrevoir un univers hypothétique de débats d'idées, de combats —légendaires mais corrects— et de solutions probables qui se profilaient à l'horizon du futur. La baisse du prix du lait, la contamination de la viande, les soins coûteux aux animaux ou encore l'amélioration génétique poussaient les paysans à participer à des manifestations autrement plus populeuses que celles où l'on regrettait la lente disparition de la langue basque. Manifestations, marches, actions et occupations de laiteries avec exactions que nous suivions en direct sur nos radios libres. Rien ne faisait «problème» à travers la loupe grossissante de la brebis, du fromage et des verts pâturages de nos contrées. C'était l'union sacrée. Aucun flash d'information ne commençait sans commentaire sur la politique agricole européenne, fondamentalement (c) inique avec les producteurs basques.

        Les discussions se poursuivaient en dehors des instances nationales, régionales, départementales et cantonales. Ceux qui défendaient les races locales, belles, austères, poétiques mais peu laitières et les partisans acharnés des races très lactantes, grasses et arrogantes venues d'on ne sait où s'affrontaient à mort sur les places de nos villages, éclaboussant de jets de sang et de paquets fumants d'entrailles pestilentielles le fronton nouvellement peint en rose bonbon grâce aux subventions de l'état. Le combat cessait lorsque les bouteilles de patxaran vides s'alignaient sur les tables de la kermesse. Le coma éthylique des belligérants apportait la paix tant attendue. Une intervention extérieure n'aurait fait qu'aggraver la situation déjà tendue entre les ELB et les Fédés. C'est pour cela que personne ne bougeait ou se contentait de compter les points et de ramasser les boyaux sanglants qui virevoltaient sur leurs têtes. A vrai dire, chacun pensait que le fromage finirait par engloutir dans sa matière blanche et tendre tous les «problèmes» politiques, économiques, culturels et psychologiques de cette terre, toujours divisée en partisans du contre et en opposant au pour.

        Le fromage est indispensable à la permanence immanente de la basquité. Pas la peine de mettre en place des groupes de réflexions chargés d'élaborer de nouvelles théories politiques: nous sommes perdus quand nous divaguons, nuit et jour, sans fromage. Tragédie absurde. La théorie de Libération Nationale se construira, disons-nous, à partir d'un postulat selon lequel nous ne manquerons jamais de fromage, en évitant tout de même la surproduction et l'étouffement des marchés fermiers. Nous pouvons tenir quelque temps encore: nous avons appris à supporter les douleurs, puisque pour être basque comme pour être belle, il faut savoir souffrir en silence, résister malgré les frustrations, espérer la délivrance prochaine du joug de l'oppresseur. Armés de patience nous tranchons ainsi quatre à cinq morceaux si fins qu'ils semblent n'avoir qu'un seul côté mais qui multiplient en nous l'impression d'être rassasiés pour au moins une semaine. La liberté promise a-t-elle le goût moite et acide du fromage? La manne marmoréenne se dilue entre les gencives. Le sentiment étrange persiste: le fromage, avec son aspect frugal, nous aide et ensoleille nos vies, sans pour autant nous entraîner sur les pentes rocailleuses d'un vice condamnable.

        J'ai entrepris la rédaction de cette histoire pleine de nostalgie et de solitude gastronomique à la manière de mon admirable Marcel qui suivait, le souffle rauque et saccadé, la duchesse de Guermantes dans les champs de blé odorants de la région de Pontault Combault, pour la terminer à la mode recueillie du curé Axular de Sare qui, privé de son ombre, égaré lors de son voyage à Salamanque, se démenait comme un beau diable à lutter contre le péché, en prêchant tout et son contraire à des croyants effrayés, indifférents, courbés et écrasés par le poids de leurs fautes impardonnables. Tu vois lecteur, que le fromage détermine mon écriture, locale et globale à la fois. Une bouchée de fromage ravive ma polyglottie troglodytique et maladive: je fraternise avec tous les nomades damnés de la terre.

        En ce jour de Pentecôte, je me sens profondément inutile: mes langues tanguent et ta bouche me touche. Je manque de confiance en moi, mais je continue à marcher vers toi(t). Cela mérite, je crois, l'union littéraire de Proust et d'Axular, alors que sur la table de la cuisine s'accumulent les peaux de fromage luisantes de graisse et marquées de traces de dents.

 

© Itxaro Borda